L'acrobate et la danseuse

C'était une nuit sans étoile comme il peut y en avoir, dans Tortage. Dans l'auberge du Chien Pinté, accoudé à une table dans un coin, bâille un homme récemment arrivé en ville. Il est brun, cheveux courts, les yeux gris virant au bleu suivant la luminosité, et porte une barbe de trois jours. Il se lève et marche en direction du comptoir: il n'est pas très grand, légèrement musclé, mais surtout gracieux sans être efféminé, il semble maîtriser tout ces gestes. Après tout, c'est bien normal pour un homme qui se fait appeler "Durcan l'acrobate". Il pose quelques pièces d'étain sur la table et demande une seconde bière, puis la sirote tandis qu'un pirate entre dans l'auberge, crasseux, regardant avec insistance et d'un oeil lubrique les serveuses. Il est vite rejoins par un autre et ils vont s'asseoir à une table, sous le regard furtif de Durcan.

-"T'es au courant?" demande un pirate à l'autre.
-"A propos du passage de..." répond l'autre, se faisant couper par le premier.
-"Moins fort idiot!" Lui intime t'il en baissant la voix. "Oui, donc y'a quelques pionniers qui sont de sorties à Tortage, dont la petite catin de danseuse...comment elle s'appelle déjà?"
-"Elle se fait appeler Laella je crois...peu importe."
-"Comme tu dis, bref, je pense qu'en la capturant, ou en capturant l'un d'eux, on devrait pouvoir se faire une petite somme en les revendant comme esclaves. Tu me suis?"
-"Ça marche."
Les deux pirates sortent de l'auberge, après avoir jeté un oeil derrière eux. Ils marchent jusqu'au port, afin de tendre une embuscade. Ils se placent tout deux derrière une maison, puis attendent que leur cible passe. Un bruit étouffé se fait entendre, et l'un des pirates sort de sa cachette.
-"Rend toi sans faire d'histoire ça..."

Il est stoppé dans sa tirade par la vue d'un homme l'air sombre, capuche sur la tête, traînant le corps de son équipier encore secoué de spasmes, la gorge ouverte, par les cheveux. L'homme lâche le pirate mort et hausse les épaules, puis prononce d'une voix rocailleuse.
-"Je n'ai rien contre vous, mais je déteste la violence envers les femmes, tout du moins, tant qu'elles n'attaquent pas. Et puis, je sais de qui vous parliez, et enfermer un papillon si gracieux derrière une cage serait...criminel."
-"Crèèèève!" Hurle le pirate en se précipitant vers Durcan. Ce dernier fait dévier la lame du pirate d'une de ses dagues, puis lui plante l'autre dans le torse, et remonte d'un coup sec vers la gorge. Le pirate s'effondre au sol, et Durcan récupère sa dague, la nettoie avec un pan de sa chemise couverte de sang, puis la range.
-"Barbare...aucune subtilité. Ah...voilà quelqu'un."
Il marche en direction de la femme accompagnée d'autre personne, puis en la dépassant prononce d'un ton mystérieux avant de disparaître au détour d'une ruelle.
-"Les ruelles de Tortage la nuit sont....peu conseillées pour les demoiselles. Héhéhé..."

Deux silhouettes enlacées se découpaient sur le ciel nocturne, la lueur tremblante d'une lanterne accrochée au flanc du Bois-Sans-Soif, un navire échoué transformé en taverne, les éclairait en plein.

Le jeune homme de grande taille n'était pas un Hyborien. Cela était visible de par les traits de son visage. Il était plus grand que la plupart des habitants de l'île, et sous la crinière noire de ses cheveux embrousaillés, ses yeux clairs se repaissaient de la beauté du visage levé vers lui.

- Sois prudent, mon aimé, dit la jeune fille dans un souffle avant de presser ses lèvres ardentes contre celles du jeune homme.

Elle avait la peau brune des filles du Sud, là où le soleil engendre la folie et la mort, mais ses yeux sombres évoquaient plutôt la vie, une vie ardente et passionnée. Elle portait un bustier en tricot de laine et un pagne de tissu assorti, mettant en valeur les courbes hallucinantes de son corps délié, et ses jambes au galbe parfait étaient plongées dans des bottes de cuir, très hautes, à grands revers. Elle était armée, comme il seyait à Tortage, car la ville n'était pas sûre, loin de là - on trouvait des pirates et des bandits avinés à chaque coin de rue. Le long poignard à la forme insolite qu'elle portait au côté semblait avoir été pris aux Pictes.

Le jeune homme s'éloigna comme à regrets et elle le regarda partir, les mains pressées contre son coeur. "Tarim, protège-le".

Elle se détourna enfin et se dirigea vers le sentier qui grimpait vers la porte Sud, où se trouvait l'auberge du Chien Pinté. Plongée dans ses pensées, elle ne remarqua pas la silhouette qui se tapit dans l'ombre...

L'arbalète dans une main, un carreau prêt à être utilisé dans l'autre, Durcan suivait Laella depuis les toits de Tortage, à peine visible malgré la douce lumière que dégageait la lune. De là où il était, il pouvait voir des ombres se déplacer dans les ruelles, silencieusement, elles aussi suivant la femme. Ces hommes portaient l'emblème de la Main Rouge, ce qui n'augurait rien de bon. Les pirates étaient une chose, ceux de la Main Rouge une autre...Il arma son arbalète, et visa en direction d'un des hommes, puis tira. L'homme eu à peine le temps d'en entendre le sifflement que la flèche se trouvait de part et d'autre de son crâne. Il poussa son dernier cri, qui sonna l'alerte parmi les autres ombres. Durcan se plaqua contre le toit où il se trouvait, et décocha un second carreau qui se logea dans la gorge d'un autre. Il laissa un peu de temps à la panique pour se propager, et ainsi faire en sorte qu'ils ne pensent plus à Laella, puis jugeant le moment opportun, se releva et se mit à courir tout en rangeant son arbalète en bandoulière. Voyant une fenêtre ouverte, il sauta d'où il se trouvait, se rattrapa à une poutre, puis fit un mouvement de balancier pour se projeter dans le bâtiment. Il s'écrasa sur le sol et roula jusqu'à être arrêté par une armoire. Il se releva, se massant les épaules, puis pu voir une femme assise dans son lit, les yeux grand ouvert. Durcan se précipita vers elle et plaqua sa main sur sa bouche.

-"Chuuuut...je ne vais pas vous faire de mal, compris?" dit il à voix basse. La femme hocha la tête, puis il retira sa main. "Au fait, je suis où là?" Lui demanda t'il.
-"La Moule Poilue monsieur..."répondit-elle, intimidée. Durcan la regarda, comme la jaugeant du regard, puis haussa les épaules. Il sortit une bourse couverte de sang et la jeta à la prostituée.
-"Quitte à être là, autant en profiter."Dit-il tout en retirant ses vêtements, un sourire en coin, puis se coucha dans les draps aux côtés de la catin.
-"Je crois même que je vais plutôt te faire du bien...héhéhé..."

Un peu plus tard...

La fille, appuyée sur un coude, caressait de ses doigts agiles, le torse nerveux de son amant d'une nuit. De dehors, des cris et des chants fusaient. Il y avait visiblement une fête à la Taverne du Chien Pinté, où donnait la fenêtre de la chambrette. Les rires joyeux et la musique entrainante, accompagnée de claquements de mains et de pieds, étaient clairement audibles, malgré les volets à moitié clos.

- C'est étrange, dit la fille pensivement. Je pensais qu'un beau gosse comme toi aurait plutôt passé la soirée au Chien Pinté, comme les autres.

Sa voix prit un ton amer : "Depuis qu'ils ont engagé cette danseuse, les clients se font rares."